mercredi 10 juin 2020

Dans le tumulte de la vie, être toujours perdant.

«I had a really bad dream It lasted 20 years, 7 months, and 27 days  
And I know that, I know that I never had no one ever» 
 The Smiths, Never Had No One Ever 



En parcourant les messages postés sur incels.me j’ai fini par comprendre que le tragique de leur situation n’était pas d’être nés laids — tous ne le sont pas, d’ailleurs — ni timides et introvertis ou dans une famille qui ne serait pas riche à millions. Il réside précisément dans le fait que toutes ces caractéristiques ne suffisent pas à rendre raison de leur malheur. Toutes les théories psychologiques ou biologiques pouvant expliquer que les femmes sont, en général, attirées par un certain type d’homme disent vrai, mais ce ne sont que des généralités et quelque chose du réel leur demeure insaisissable. 
Le phénomène de l’attirance n’est pas réglé comme une horloge et il échappe en dernière instance à tout déterminisme, s’il y a des tendances lourdes les exceptions sont nombreuses et il n’existe donc aucune nécessité. L’idée qu’une explication rationnelle ne puisse pas venir à bout de leur solitude me donne le vertige, tant il serait plus simple et moins douloureux sans doute de rejeter la faute sur ce que l’évolution attend de nous.
Je crois que l’on a souvent du mal, surtout en étant une femme, à réaliser ce que n’avoir jamais été envisagé comme partenaire sexuel potentiel représente; d’ailleurs je dois leur donner pleinement raison sur ce point: une femme très laide, stupide et méchante, est susceptible d’être, à un moment donné, désirée et courtisée — quand bien même cela résulterait d’un alignement des étoiles n’ayant lieu qu’une fois toutes les morts de pape, cela reste du domaine du possible — tandis qu’ils semblent pouvoir passer toute une vie dans cette zone grise où personne ne s’intéresse à eux.
Le fait d’être resté aussi longtemps totalement invisible possède déjà, en soi, quelque chose d’effrayant, mais que ce fait demeure en partie un mystère rend la chose plus terrible encore. Je suis sûre que tous ceux qui écrivent sur ce forum connaissent un mec objectivement moins bien qu’eux ayant une vie sentimentale et sexuelle épanouie — il y a de quoi devenir fou.
J’étais finalement la première surprise de voir ce que je considérais à l’origine être une preuve de lucidité de leur part — le fait de prendre conscience de l’hypergamie féminine, du rôle de certains facteurs biologiques dans l’attirance, etc.— petit à petit se transformer en une sorte d’écran venant masquer le réel, offrant sinon une consolation, tout de même un début d'espoir : si leur théorie est absolument vraie il suffirait de faire du sport, d’être moins timide etc. pour que tout change. Si ce n’est pas le cas et si comme je le pense tout est véritablement tragique cela ne ferait au mieux qu’augmenter leur chance, sans jamais leur assurer aucun succès. 


«Aller jusqu'au fond du gouffre de l'absence d'amour. Cultiver la haine de soi. Haine de soi, mépris des autres; haine des autres, mépris de soi. Tout mélanger. Faire la synthèse. Dans le tumulte de la vie, être toujours perdant. L'univers comme une discothèque. Accumuler des frustrations en grand nombre.» 
Michel Houellebecq, Rester Vivant 


J’ai également lu le manifeste laissé par Elliot Rodger et constaté que, dès l’enfance, il s’était trouvé comme en porte à faux avec le monde. Il a toujours été obsédé par le fait d’appartenir aux clans des enfants cools, par l'envie de devenir ce qu’il n’était pas. Au fond à vingt-deux ans il était désespéré d’être vierge, certes, mais d’abord et surtout d’être lui-même. Comme incapable de trouver une minute de répit et toujours tout entier accaparé par l’envie de posséder plus, de valoir plus, aussi. La perception qu’il pouvait se faire de sa valeur oscillant constamment entre une dépréciation maladive et un égo démesuré, il était ballotté entre le fait d’avoir tout échoué et la conviction d’être destiné à accomplir de grandes choses. D’ailleurs, tout au long des cent quarante pages de son manifeste j’ai été saisie par le fait que contrairement à beaucoup de garçons sur le forum Elliot Rodger cherchait finalement assez peu la tendresse amoureuse, ce qu’il voulait avant tout c’est que les autres puissent le voir au bras d’une grande blonde. 
Il était pathologiquement obnubilé par sa valeur sociale et par la plus-value qu’aurait pu lui offrir ses conquêtes sexuelles. Il n’avait sans doute pas tort du reste, sortir avec une jolie fille lui aurait fait gagner la considération de ses pairs, comme le fait d’avoir des signes extérieurs de richesses et une vie sociale épanouie mais que cela ait été son unique but, qu’il n’ait pas réussi un seul instant à envisager que sa vie puisse être agréable sans ces possessions — car c’est comme ça qu’il envisage toute relation, finalement — me déprime au plus haut point. Je sais qu’il était fou, mais c’est pour moi comme si sa maladie était le reflet d’un mal insidieux rongeant l’époque entière, de cette incapacité de plus en plus répandue à accepter que l’on ne puisse pas tout avoir et être heureux quand même.

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