dimanche 14 juin 2020

The Believer : une chose et son contraire.

Certains films nous subjuguent sur le fond au point de nous faire instantanément oublier leurs maladresses formelles. The Believer entre, pour moi, parfaitement dans cette catégorie. Des aspects mineurs du scénario sont maladroits, tout comme le dispositif un peu grossier consistant à insérer ici ou là des projections du personnage principal dans des réalités alternatives, filmées en noir et blanc. Ces défauts ne m’ont pas échappés mais je dois dire qu’ils s’effacent in fine devant la finesse psychologique et la profondeur métaphysique déployées dans cette oeuvre par Henry Bean. 

Pour ceux qui ne l’ont pas vu, résumons brièvement l’histoire : Daniel Balint, jeune homme d’origine juive, ayant enfant reçu une éducation religieuse, est désormais âgé d'une vingtaine d'années. Il est d’extrême-droite et antisémite pratiquant si l’on peut dire puisqu'il ne se contente pas de professer des discours hostiles au peuple élu, il frappe également les juifs qu’il croise dans la rue, sème la pagaille dans un restaurant kasher, tente d’assassiner une figure de proue de la communauté et cherche même à perpétrer des attentats contre des synagogues. 

Mais il ne faut pas s’y tromper, le film n’a  pas pour sujet principal l’extrême droite ni même l’anti-sémitisme, entendus comme phénomènes sociaux tout du moins. Nous ne sommes pas ici dans une configuration de type American history x. Le cœur du problème n’est ni politique ni moral, la question de savoir si cet homme est bon ou mauvais, victime ou bourreau, raciste ou non, importe en réalité assez peu.

En prenant pour protagoniste un juif antisémite Bean a détourné le problème de son axe sociétal pour le recentrer sur un individu. Les autres personnages, à l’exception de Carla Moebius - jeune fille avec qui Danny aura une histoire - manquent d'ailleurs singulièrement de profondeur. Ils ne comptent pour ainsi dire presque pas. 

Nous retrouvons pourtant toutes les figures typiques des marges de l’extrême droite (les intellos qui cherchent à percer dans le milieu politique traditionnel en tempérant leur discours, les skins bas-de-plafonds et les paumés qui sont là pour compenser d’autres faiblesses) et l'on peut juger cette composition caricaturale ou réaliste, un peu des deux peut-être, mais le fait est qu’elle n’est jamais qu’un arrière-plan anecdotique. Le drame demeure tout entier focalisé sur la vie intérieure de Danny selon différents angles : son rapport à la foi, à sa communauté d’origine et à son identité. En somme son rapport à lui-même. 

 


 

La place centrale occupée par la question de la foi nous est suggérée dès le titre et ce parti pris se confirme dans la première scène. Il s'agit d'un flashback, Danny alors âgé d’une dizaine d’années, est en classe, le cours porte sur Abraham et le professeur demande aux élèves d'expliquer pourquoi Dieu a ordonné de sacrifier Isaac, le seul fils qu’Abraham aime ? La réponse attendue est: pour tester sa foi; celle donnée par Danny: pour démontrer sa puissance. Dieu est une entité qui n’est pas mystérieuse et pleine de miséricorde, mais ivre de son pouvoir, capable de nous demander d’accomplir des gestes cruels ou absurdes dans l'unique but de nous rappeler que face à lui nous ne sommes rien. 

Le thème de l’obéissance inconditionnelle qui doit être observée par les juifs revient tout au long du film. Lorsque Danny va déstabiliser les serveurs d’un restaurant kacher en commandant de la viande et du lait – ce qui lui est refusé évidemment – il lance au gérant comme ultime provocation : et du poulet ? C'est une question épineuse. On ne peut pas consommer ensemble viande et produit laitier parce que la viande ne doit pas être mélangée avec le lait de sa mère. Mais la poule ne produit pas de lait, alors pourquoi ? Parce que dans le doute c’est interdit, tout simplement. 

Ces scènes m’ont beaucoup faites penser à un passage du Guide des Égarés où Maïmonide explique qu’il existe deux types de lois, les commandements (misphatim) dont on peut globalement comprendre la cause et la nécessité (ils sont bons pour améliorer la santé de l’âme et du corps) et les devoirs ou les décrets (huqqîm), c’est à dire les petites règles périphériques dont on ne saura peut-être jamais la finalité et qui finiraient par rendre fou celui qui cherche à lever le mystère.


«But no cause will ever be found for the fact that one particular sacrifice consists in a lamb and another in a ram and that the number of the victims should be one particular number. Accordingly, in my opinion, all those who occupy themselves with finding causes for something of these particulars are stricken with a prolonged madness in the course of which they do not put an end to an incongruity, but rather increase the number of incongruities. Those who imagine that a cause may be found for suchlike things are as far from truth as those who imagine that the generalities of a commandment are not designed with a view to some read utility.» 

(III-26)


La question du pourquoi des lois traverse toute la philosophie médiévale, y compris chrétienne, mais dans le cadre du jadaïsme l’importance en est décuplée puisque comme l’explique Danny croire n'est pas crucial, il faut surtout agir, toujours manifester son obéissance à la règle. Les phrases d’Hegel à propos du peuple à la nuque raide sont d'ailleurs sans équivoque et édifiantes.

Mais revenons à Abraham : pour Danny c’est bien lorsqu’Abraham lève son couteau sur le mont Morija, prêt à sacrifier son fils, son plus grand bien, que naît le traumatisme qui rendra le peuple juif incapable de se défendre lorsque l’on s’en prendra à lui. De cet acte est née la croyance que la prospérité procède d’une punition divine que l’on accepte de subir, aussi incompréhensible et abominable puisse-t-elle paraître. Après cet épisode le peuple juif ne sera plus bon qu’à être tétanisé par sa terreur et martyrisé. C’est en partie parce qu’ils sont sortis de cette logique que les israéliens ne sont plus juifs aux yeux de Danny – le fait qu’ils ne soient plus une diaspora joue également un rôle déterminant dans cette appréciation. Danny méprise ce peuple fort parce que faible, qui pour triompher en dernière instance doit d'abord se laisser maltraiter. 


"My dream is that we show this film to the Aryan Nation, I want to see what they think. I want to see what they think. Because I felt like if you watched it not just intellectually but even emotionally, you’d end up with this weird feeling, like ‘How can I hate them when they hate themselves so much better or more intensely, more intelligently, and in detail than I do?"  

H. Bean


La relation qu’entretient Danny vis-à-vis de sa culture et de la foi qu’il a reçue en héritage est donc complexe, mais son rapport à lui-même l’est encore davantage. 

Tout au long du film Bean nous donne à voir un homme cherchant à s'annihiler, qui ne voudrait pas seulement être différent de ce qu’il est mais le plus strict opposé de lui-même, son contraire absolu. Et toujours Danny échoue, réduit par les autres et bien malgré lui à ce qu’il hait le plus, c’est-à-dire à sa judéité. Les juifs sont forts avec les mots et l’argent ? Dans les milieux d’extrême droite on lui demande de donner des discours et de récolter des fonds. Toujours se manifestent simultanément sa volonté d’être son contraire et son impossibilité d'y parvenir. Toute la violence dont il fait preuve à l’égard de son peuple est en réalité moins tournée contre une communauté que contre sa propre personne. 

Au cours du film j'ai parfois repensé à Sachs avouant dans le Sabbat avoir eu la tentation de l’ordre comme d’autres ont celle du désordre, avoir cherché par tous les moyens à trouver son équilibre en se convertissant au catholicisme, en allant jusqu’à essayer d’entrer au séminaire, mais avoir toujours été rattrapé par lui-même, par ses pulsions chaotiques, son homosexualité, et en voyant ce film je le comprends : par sa judéité. Car comme l’a dit Henry Bean, The Believer est un film sur le fait de vouloir être une chose et son contraire, sur le fait d’être juif.



 

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