dimanche 14 novembre 2021

Coeurs Brûlés : maîtrise et servitude


« Josef von Sternberg est le cinéaste des états extrêmes de l’amour. Il a inventé des demi-mondes propres à recueillir comme à examiner le désir à l’état pur, dans toute sa puissance d’affirmation et de fascination, force brute issue de zones obscures qui jette les êtres les uns contre les autres et les enchaîne mutuellement. (...) L’amour prend dans ses films l’allure d’une grande parade de dépossession, où les corps s’aimantent et se bousculent, où l’individu s’oublie pour remonter à la source inconsciente de cette intarissable soif qui mobilise et électrise l’animal en lui. » Josef von Sternberg, les jungles hallucinées, Mathieu Macheret.

S’il y a bien une chose que je pardonne difficilement à la vision féministe et à son hégémonie culturelle c’est d’avoir instauré une conception monolithique du pouvoir. Est forte une femme qui s’impose contre un système patriarcal, ou qui lutte à armes égales, alors que les représentations de femmes fatales sont souvent bien plus profondes et nuancées. Dans Cœurs Brûlés Marlène Dietrich incarne Amy Jolly, une chanteuse de cabaret qui adopte dans ses numéros des comportements très ambivalents, tantôt masculins, cavaliers même, tantôt d’Ève malicieuse venant séduire et vendre (littéralement) des pommes aux clients du bar dans lequel elle travaille, situé à Mogador, au maroc, où elle vient tout juste d’arriver et où est stationné Tom Brown (Gary Cooper), un légionnaire séducteur, sorti avec toutes les chanteuses qui y ont précédé Amy et qui s’en vente sans vergogne. Le jeu de séduction qui se noue immédiatement entre eux révèle que la puissance et la force ne sont pas toujours là où on les attend, que c’est par la séduction que Dietrich prend le dessus et non par la révolte et l’affrontement, que le désir qu’elle suscite ne la transforme pas en victime mais en femme libre et souveraine. 

Mais si le personnage d’Amy est si magnétique c’est aussi parce qu'il n’est jamais réduit à la beauté plastique de Marlene Dietrich. Sternberg nous suggère toujours habilement sa part d’ombre, sa nostalgie d’un passé plus faste, sa lassitude de l’amour et des hommes mêmes. Elle n’est pas une femme fatale en vertu de sa beauté mais grâce à ce combo : audace, profondeur et beauté. Et c’est par là qu’on s’éloigne d’une lecture moderne trop idéologique du monde pour retrouver toutes les nuances de la réalité : Amy n’est pas une brebis égarée dans un monde d’hommes méchants ou une tentatrice papillonnant sans scrupule, elle est, à l’instar d’autres personnages masculins du film, plurielle.

Il y a d’ailleurs une scène magnifique où, alors que Cooper demande à Amy pourquoi elle est ici, cette dernière se place avec beaucoup d'élégance à égalité avec lui en lui répondant qu’on ne demande jamais aux légionnaires pourquoi ils sont entrés à la légion, or il existe une légion étrangère des femmes, qui n’a pas d’uniforme, de drapeau, de médailles, dont les blessures ne laissent aucune cicatrices visibles mais qui n’en sont pas moins réelles. Cette légion des électrons libres me semble avoir été éclipsée par la défense unilatérale d’une cause (féministe) et une vision étroite et sans reliefs de la « condition » féminine. Comme si on en avait gommé toutes les aspérités et les ambivalences, comme si tout se réduisait à une lutte entre proie et prédateur, dominant et dominé, vainqueur et vaincu alors que les sentiments et plus généralement la conduite de la vie nous prouvent que ce n’est pas le cas. 



Sternberg filme certes une lutte entre hommes et femmes, entre des volontés qui cherchent à s'imposer, mais il ne donne jamais l'une ou l'autre des parties comme forte ou faible d'emblée en vertu de son sexe, ni même de son statut social. Et pour cause, avec cette histoire il nous plonge dans le registre du 
désir fou et nous projette donc dans une parenthèse hors du commun, qui échappe à toutes les règles du calcul rationnel. La passion amoureuse qui touche les personnages de Coeurs Brûlés chamboule tout, transforme au plus profond celui qui l’éprouve, redresse le tordu, rend monogame le coureur de jupons, redonne de la candeur aux blasés. Dans ce monde parallèle et anarchique on peut jouer contre soi-même, accepter l'inacceptable mais trouver, envers et contre tout bon sens, ces sacrifices plus légers que de renoncer purement et simplement à la femme ou l’homme que l’on veut. 

Les pages consacrées à Coeurs Brûlés dans le (très beau) livre de Macheret sur Sternberg mettent bien l’accent sur ce point : on a beau essayé de domestiquer l’amour par toutes sortes d’artifices sociaux, établir des règles, des contrats, tacites ou écrits, in fine, c’est le corps qui parle et qui décide. True love is not civilized.  



mardi 26 janvier 2021

Freaks & Geeks : Candeur et décadence

 Il y a toujours quelque chose d’un peu sidérant lorsque l’on regarde des films aussi nuls que This is 40. Comme si être raté à ce point, de la première à la dernière seconde, relevait d’une malédiction terrible, à la limite de l’inconcevable. En l’occurence j’ai attendu jusqu’au générique que quelque chose (presque rien, un plan, une réplique, n’importe quoi) vienne sauver le film de sa nullité surréaliste. Ce moment n’est jamais venu et j’ai éteint Netflix d’autant plus désemparée que je savais le même homme capable de réaliser ce navet et l’incroyable série Freaks and Geeks. 

Au début, sur Netflix toujours, lorsque l’on voit la description que nous en donne le site, on pense que c’est encore une série débile sur l’adolescence, comme il en existe des centaines et comme on en a sans doute déjà trop regardées. Tout est fait pour nous induire en erreur, l’usage de phrases types comme « une une bande d'ados qui ne pensent qu’à sécher les cours », les sourires niais sur la photo d’illustration… Et pourtant, contre toutes attentes, cette série est une réussite totale.


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L’intrigue de Freaks and Geeks donc, ramassée sur une unique saison de dix-huit épisodes, se déroule dans une petite ville du Michigan, plus précisément dans le lycée de McKinley où l’on suit les aventures de trois générations : Lindsay et ses amis, son petit frère et sa bande, leurs parents et quelques membres du corps enseignant. Si Lindsay n’a pas, en elle-même, une place démesurée vis-à-vis des autres personnages elle reste le coeur nucléaire du scénario autour duquel s’enroulent toutes les autres histoires. 
Disons le d'emblée: au-delà de l’indéniable qualité de ses acteurs,  les personnages de Freaks and Geeks sont tout simplement parmi les plus réussis que la télévision ait jamais connus. Ils évitent aussi surement les poncifs que ceux de This is 40 épousent les clichés. Tous sont inclassables. Les gentils peuvent sombrer dans la cruauté, les pestes devenir généreuses, les prétentieux humbles ou les idiots révéler d’un coup leur intelligence. Les gens sont complexes, nuancés, et leurs relations aussi. Le scénario ne cède jamais à aucune facilité grossière. Personne n’est cantonné dans sa propre caricature au-delà des limites imposées par le réalisme même — forcer le trait de ce que l’on croît être son identité ou son rôle étant l’une des caractéristiques de l’adolescence, c’est une force de la série que de l’avoir compris et d’en jouer. 

Mais l’aspect le plus séduisant de Freaks and Geeks reste le parti pris d’aller à rebours de ce que font souvent les séries, surtout celles qui se déroulent dans le milieu adolescent, et de le faire avec succès. Généralement on campe un univers quotidien, banal (le lycée, la maison) et l’on y inscrit de force des aventures extraordinaires (soit carrément fantastiques, soit policières, ou juste excessivement burlesques) qui ne pourraient pas arriver ailleurs que dans une fiction; or dans Freaks and Geeks, c’est comme si Judd Apatow avait décidé de faire du quotidien une aventure, de montrer à l’écran la puissance que ces petites histoires peuvent revêtir pour ceux qui les vivent. Il peut alors subtilement concilier un souffle, d’une certaine manière épique, et un réalisme un peu terre à terre.

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Ce qui me semble également remarquable dans cette série réside dans sa mise en scène de la lutte entre un certain conformisme petit bourgeois et une tendance contestataire, assez commune chez les adolescents : Freaks and Geeks ne donne jamais totalement raison au second, comme cela est si souvent le cas dans la pop-culture américaine. Entendons nous bien, ce n’est pas non plus 7 à la maison. Tout n’est pas rose, la majorité ne l’emporte pas toujours moralement sur la marge, mais on comprend que le regard acerbe que porte Lindsay sur la vie de ses parents, par exemple, est injuste. Ils ne sont pas plus médiocres qu’elle. 
L’autre exemple de ce contre-pied idéologique pour le moins inattendu est l’incroyable Millie, incarnation quasi parfaite de la candeur — mais d’une candeur étonnante, sans fard, presque austère malgré ses accoutrements assez baroques — et qui vaut bien, si ce n'est peut-être mieux que le nihilisme des nouveaux copains rockeurs de Lindsay.  Il y a notamment une scène qui expose à merveille cette idée, dans laquelle Millie, qui est sur le point de suivre les autres dans leur révolte, en est empêchée par Lindsay et Kim, montrant par là qu’elles connaissent (maintenant qu’elle l’a perdue pour Lindsay, et parce qu’elle ne l’a jamais connue pour Kim) le prix de la quiétude, du sentiment d’être bien à sa place avec un futur peut être tracé d'avance mais tel qu'on l'a toujours voulu aussi. Ce court moment est à mon sens parfaitement explicite: il montre qu’en dépit de leurs discours mêmes la liberté, dont Kim et Lindsay semblent jouir depuis le début de la série, du moins à laquelle elles aspirent de toutes leurs forces, ou leur arrogance, leur insolence, tout ça ne vaut rien comparé aux certitudes que possèdent Millie, à son absence de craintes dans le monde et face à l’avenir.  Choisir de préserver sa candeur de leur décadence revenant à admettre que, contrairement aux apparences, elles sont les grandes perdantes et en ont conscience.


Le triomphe de la vie et de l'amour



 « En système économique parfaitement libéral, certains accumulent des fortunes considérables; d’autres croupissent dans le chômage et la misère. En système sexuel parfaitement libéral certains ont une vie érotique variée et excitante ; d’autres sont réduits à la masturbation et à la solitude. Le libéralisme économique, c’est l’extension du domaine de la lutte, son extension à tous les âges de la vie et à toutes les classes de la société. De même, le libéralisme sexuel, c’est l’extension du domaine de la lutte, son extension à tous les âges de la vie et à toutes les classes de la société. » 
Michel Houellebecq


Extension du domaine de la lutte : en l'espace d'un titre Michel Houellebecq avait déjà tout dit du monde qui est le nôtre. À l'ère du post moderne rien ne nous serait plus jamais donné d’emblée. Tout devrait s'acquérir au prix d'une lutte acharnée, d'une incessante guerre de tous contre tous. Et malheur aux vaincus, c'est-à-dire à tous ceux qui n'ont pas su tirer profit du libéralisme-libertaire. Ils n'avaient qu'à être plus beaux, plus riches, plus performants. Or c'est précisément eux qu'ont filmés Benoît Delépine, Gustave Kersvernet et Denys Arcand dans Saint Amour et l’Âge des Ténèbres.


Saint amour (Delépine/Kersvernet, 2016)

L'agriculteur pourrait être le héros parfait des laissés pour compte du monde moderne. Il a perdu sur tous les tableaux. Il est le vestige d'une civilisation qui n'existe plus, où la terre avait de la valeur et être enraciné un sens. 
Aujourd'hui, en France, l’un d’entre eux se suicide tous les deux jours pendant que le citadin moyen moque leur misère sexuelle et affective devant l'Amour est dans le pré. Le personnage de Bruno, interprété par le génial Benoit Poelvoorde, aurait d’ailleurs parfaitement pu être une version extrême des candidats de l’émission diffusée sur M6. Célibataire de très longue date — si ce n’est de toujours —, un problème d’alcoolisme certain, une multitude de tics nerveux et des cheveux terriblement gras qu’il s’acharne à aplatir contre son front: Bruno a tout pour repousser les femmes et elles n’hésitent pas à le lui montrer. 

Le film débute d'ailleurs au salon de l’agriculture où Bruno entraine l’un de ses amis dans leur rituelle (et épique) « route des vins sans sortir du salon » tandis que son père Jean (Gérard Depardieu), sérieux, reste s’occuper de ses bêtes. Toutes les femmes que Bruno abordera sur son chemin, sans jamais se montrer vraiment franches ou insultantes, témoigneront, au mieux, d’une condescendance gênée devant ce pauvre homme saoul, dont on devine sans peine que sur le marché amoureux comme économique il ne vaut rien. Mais — c’est ce qui rend ces situations déchirantes pour le spectateur — Bruno sait tout cela et c’est la conscience même de sa propre valeur, ou plus exactement de son manque de valeur, qui semble l’étouffer, le pousser lentement vers la folie.
À une jeune fille qui tente désespérément de le fuir il finit par déclarer : « vous me prenez pour un pèquenot, un bouseux de merde ? Oui, je suis bourré, mais ça ne m’empêche pas de voir que vous me regardez comme une merde. Mais vous êtes qui ? vous êtes une hôtesse de salon, c’est tout ce que vous êtes ! Vous n’épouserez pas des milliardaires ici et vous vieillirez, comme tout le monde ! » rendant explicite ce que tout le monde avait saisi depuis le début : même celles qui n’ont rien pour elles peuvent se permettre de le rejeter. 
Son père, désolé par la détresse de son fils mais déterminé à le convaincre de reprendre la ferme familiale, décide alors de l’emmener faire la route des vins, pour de bon cette fois. 
Les voilà partis dans le taxi de Mike (Vincent Lacoste). Mike, avec son prénom de « tracteur américain » (comme le dira Jean) et son physique de petit garçon fragile, est l’antithèse parfaite des deux autres hommes. Prétentieux, vantard et arrogant, manquant passablement d’humour, il a tout pour être détesté de nous et jalousé par Bruno, notamment pour son succès (semble-t-il) facile avec les femmes. Frappé par un tel contraste, le spectateur ne peut manquer de comprendre qu’une société qui favoriserait à ce point des types aussi minables et sans reliefs que Mike, au détriment de ceux comme Bruno, est malade. 
Au fur et à mesure que le film avance, le constat se fait plus clair : tout le monde est, à sa façon, misérable. Ce tenancier de chambre d’hôtes (Michel Houellebecq !) qui fait coucher toute sa famille à même le sol juste pour pouvoir louer sa chambre et son salon, cette petite serveuse maladroite et surendêtée, cette autre jeune fille qui hésite à franchir le pas la veille de son mariage parce que le métier de son fiancé (agriculteur) fait trop rire ses copines : tout le monde, dans cette France périphérique, semble empêtré dans une misère spirituelle, sentimentale ou financière. Comme si l’on était témoin d’une débâcle généralisée dont personne ne sortirait la tête haute, sauf peut-être Jean. Lui qui, malgré son chagrin, malgré les difficultés, garde, en plus d’une certaine bonhomie, une fierté et une pudeur à laquelle tous les autres ont renoncé.


L’âge des ténèbres (Denys Arcand, 2007) 

René Guenon l’avait déjà écrit dans La Crise du monde Moderne, en 1927 : il semble bien que, « d'après toutes les indications fournies par les doctrines traditionnelles, nous soyons entré vraiment dans la phase finale du Kali-Yuga, dans la période la plus sombre de cet ‘’âge sombre’’, dans cet état de dissolution dont il n'est plus possible de sortir que par un cataclysme, car ce n'est plus un simple redressement qui est alors nécessaire, mais une rénovation totale. (…) Il suffit de regarder autour de soi pour se convaincre que cet état est bien réellement celui du monde actuel, et pour constater partout cette déchéance profonde que l'Évangile appelle ‘’l'abomination de la désolation’’. »  Or le Kâli-Yuga, dans sa déclinaison québécoise contemporaine, voilà ce que nous montre Denys Arcand. 
La vie de Jean-Marc Leblanc — petit fonctionnaire provincial aux ordres d’une supérieure hystérique, mariée à une agent immobilier aigrie et survoltée, père de deux adolescentes aussi affectueuses que des cailloux et propriétaire d’une maison hypothéquée en banlieue de Montréal — est la preuve idéale qu’il ne suffit pas d’avoir fondé une famille pour échapper à la solitude. 
Pour survivre au cauchemar qu’est son existence, Jean-Marc se rêve écrivain, acteur ou politicien, de fait hommes à femmes, non seulement désiré d’elles mais aussi aimé, choyé. 
Il se sert de ses fantasmes pour tromper sa lucidité. Il sait que sa vie est un désastre, que sa femme ne l’aime pas, qu’il n’a aucune place dans la vie de ses enfants, que sa mère, sénile, ne le reconnait déjà plus, que la bureaucratie dans laquelle il travaille est trop monstrueusement industrielle, bête et méchante, pour répondre à la singularité des malheurs humains. 
Alors les fantasmes sont là pour le consoler mais, revers de la médaille, l’enterrent d’un même coup dans sa résignation: le temps qu’il passe à rêver des existences alternatives est autant de temps perdu à ne pas essayer de changer la sienne. 
Or, comme il était prédit dans le Vishnu Purânä, à l’âge du Kâli-Yuga « les femmes deviendront indépendantes et rechercheront les beaux mâles. Elles s'orneront de coiffures extravagantes et quitteront un mari sans ressources pour un homme riche. » et l’épouse de Jean-Marc, qui ne fait pas exception, part vivre avec son patron. 
Un collègue de Jean-Marc, Chérubin, l’emmène alors dans une soirée de speed-dating où les femmes cherchent manifestement toutes la même chose que son épouse. Des hommes beaux, « massif » comme le dira l’une d’elles qui reproche à notre protagoniste de ne pas faire de musculation, et riche. 
La dernière pourtant, qu’il prévient d’emblée de sa modeste situation, s’empresse à notre grande surprise de lui demander « mais avez vous du coeur ? ». Nous comprendrons par la suite que cette jeune femme se prend pour la comtesse Béatrice de Savoie. 
D’une certaine façon sa vie et celle de Jean-Marc se ressemblent, à ceci près qu’elle ne s’est pas contentée de rêver éveillée, elle a donné corps à ses fantasmes en incarnant son moi idéal à travers des jeux de rôles grandeur nature. Dans cet univers mi-fantastique mi-médiéval où elle entrainera Jean-Marc, les valeurs matérialistes s’effacent pour laisser l’héroïsme et l’amour courtois retrouver le premier rang. Un des joueurs expliquera ainsi à Jean-Marc que les costumes et les combats sont ici secondaires, « ce que cherche le peuple c’est l’ordre, la foi ». Tout se passe comme si, écoeurés par la vacuité du monde qui les entoure, ces gens en avaient créé un autre, le temps d’un week-end par-ci par-là, où ils rejoueraient une époque glorieuse, pleine de sens, où la transcendance était encore possible. Mais la lucidité de Jean-Marc est trop acérée pour qu’il puisse s’en contenter. Aussi agréable que cela puisse être, il ne s’agit malgré tout que d’une farce et non d’une véritable solution. Et cette solution, qu’il connait probablement depuis longtemps, Jean-Marc trouve enfin le courage de s’y résoudre.


Le triomphe de la vie et de l’amour 

(!) Même si Saint Amour et L’âge des ténèbres ne sont pas franchement des films plein de suspens, il est préférable de savoir que ce dernier paragraphe en dévoile les fins. (!) 


« We may call it the drama of the green world, its plot being assimilated to the ritual theme of the triumph of life and love over the waste land…» Northrop Frye


Dans son livre The Anatomy of Criticism Northrop Frye théorise le concept de « monde vert » dans l’oeuvre de Shakespeare. Si le monde normal est citadin, commerçant, parfois répressif ou étouffé par son trop grand conformisme, le monde vert est pastoral (on le trouve dans la forêt ou simplement hors des villes) et les relations humaines y sont plus simples bien que la confusion puisse toutefois y régner de part la présence d’éléments magiques. Le monde vert n’est qu’un passage avant que ne lui succède un nouveau monde normal, où les problèmes de l’ancien sont résolus. Malgré quelques différences notables il est difficile de ne pas en voir une sorte de variante dans le dénouement des deux films dont nous avons parlé jusqu’à présent. 

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Dans Saint Amour Bruno, Jean et Mike finissent par croiser Venus, une jeune cavalière rousse qui les entraine dans son auberge, au milieu de la forêt, où les chambres sont des cabanes dans les arbres. Elle leur avoue dans la soirée être atteinte de ménopause précoce et n’avoir plus qu’un seul cycle pour concevoir un enfant, elle leur demande alors, à tous les trois, de l’aider à être mère. 
Au lendemain de cette nuit passée avec Venus, les trois hommes sont transformés. Le monde semble s’être remis en place, comme si un sentiment nouveau et libérateur s’était imposé à eux, les avait ravi à leurs échecs ou à leur tristesse, pour leur dévoiler un horizon lumineux, plein de vie. À la suite de ce changement radical de perspective l’épilogue nous présente Vénus enceinte, vivant à la ferme en compagnie d’eux-tous. Il est du reste manifeste que l’ordre qui régnait au début du film et nous désignait les agriculteurs comme les derniers des hommes, ceux qui se tuaient à la tâche pour n’être finalement respectés de personne et mourir dans la frustration, a laissé place à un ordre nouveau, où Bruno est fier de ce qu’il est, où Jean est heureux de pouvoir assurer sa succession et où Mike  semble enfin avoir trouvé une place. 

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Dans l’Âge des Ténèbres, Jean-Marc quitte son boulot, sa femme — tout juste revenue de son aventure prolongée à Toronto — et ses filles pour partir dans le chalet de son père, au bord de la mer. Il abandonne définitivement ses fantasmes pour enfin reprendre le contrôle de son existence, et meuble ses journées de façon modeste: il pêche, s’occupe du jardin avec sa petite communauté de voisins. Comparée à la complexité des problèmes qui étaient les siens leur solution semble d’une sublime simplicité: il suffisait de faire un pas de coté, de ne plus prendre part au chaos du monde et, surtout, de refuser la soumission pour retrouver une vie digne de ce nom.
Les deux films semblent ainsi nous mener vers une unique conclusion, à savoir qu’une vie bonne dans l’époque qui est la nôtre ne cherche pas à se conformer aux critères contemporains de la réussite mais trouve le courage d’imposer les siens.

dimanche 14 juin 2020

The Believer : une chose et son contraire.

Certains films nous subjuguent sur le fond au point de nous faire instantanément oublier leurs maladresses formelles. The Believer entre, pour moi, parfaitement dans cette catégorie. Des aspects mineurs du scénario sont maladroits, tout comme le dispositif un peu grossier consistant à insérer ici ou là des projections du personnage principal dans des réalités alternatives, filmées en noir et blanc. Ces défauts ne m’ont pas échappés mais je dois dire qu’ils s’effacent in fine devant la finesse psychologique et la profondeur métaphysique déployées dans cette oeuvre par Henry Bean. 

Pour ceux qui ne l’ont pas vu, résumons brièvement l’histoire : Daniel Balint, jeune homme d’origine juive, ayant enfant reçu une éducation religieuse, est désormais âgé d'une vingtaine d'années. Il est d’extrême-droite et antisémite pratiquant si l’on peut dire puisqu'il ne se contente pas de professer des discours hostiles au peuple élu, il frappe également les juifs qu’il croise dans la rue, sème la pagaille dans un restaurant kasher, tente d’assassiner une figure de proue de la communauté et cherche même à perpétrer des attentats contre des synagogues. 

Mais il ne faut pas s’y tromper, le film n’a  pas pour sujet principal l’extrême droite ni même l’anti-sémitisme, entendus comme phénomènes sociaux tout du moins. Nous ne sommes pas ici dans une configuration de type American history x. Le cœur du problème n’est ni politique ni moral, la question de savoir si cet homme est bon ou mauvais, victime ou bourreau, raciste ou non, importe en réalité assez peu.

En prenant pour protagoniste un juif antisémite Bean a détourné le problème de son axe sociétal pour le recentrer sur un individu. Les autres personnages, à l’exception de Carla Moebius - jeune fille avec qui Danny aura une histoire - manquent d'ailleurs singulièrement de profondeur. Ils ne comptent pour ainsi dire presque pas. 

Nous retrouvons pourtant toutes les figures typiques des marges de l’extrême droite (les intellos qui cherchent à percer dans le milieu politique traditionnel en tempérant leur discours, les skins bas-de-plafonds et les paumés qui sont là pour compenser d’autres faiblesses) et l'on peut juger cette composition caricaturale ou réaliste, un peu des deux peut-être, mais le fait est qu’elle n’est jamais qu’un arrière-plan anecdotique. Le drame demeure tout entier focalisé sur la vie intérieure de Danny selon différents angles : son rapport à la foi, à sa communauté d’origine et à son identité. En somme son rapport à lui-même. 

 


 

La place centrale occupée par la question de la foi nous est suggérée dès le titre et ce parti pris se confirme dans la première scène. Il s'agit d'un flashback, Danny alors âgé d’une dizaine d’années, est en classe, le cours porte sur Abraham et le professeur demande aux élèves d'expliquer pourquoi Dieu a ordonné de sacrifier Isaac, le seul fils qu’Abraham aime ? La réponse attendue est: pour tester sa foi; celle donnée par Danny: pour démontrer sa puissance. Dieu est une entité qui n’est pas mystérieuse et pleine de miséricorde, mais ivre de son pouvoir, capable de nous demander d’accomplir des gestes cruels ou absurdes dans l'unique but de nous rappeler que face à lui nous ne sommes rien. 

Le thème de l’obéissance inconditionnelle qui doit être observée par les juifs revient tout au long du film. Lorsque Danny va déstabiliser les serveurs d’un restaurant kacher en commandant de la viande et du lait – ce qui lui est refusé évidemment – il lance au gérant comme ultime provocation : et du poulet ? C'est une question épineuse. On ne peut pas consommer ensemble viande et produit laitier parce que la viande ne doit pas être mélangée avec le lait de sa mère. Mais la poule ne produit pas de lait, alors pourquoi ? Parce que dans le doute c’est interdit, tout simplement. 

Ces scènes m’ont beaucoup faites penser à un passage du Guide des Égarés où Maïmonide explique qu’il existe deux types de lois, les commandements (misphatim) dont on peut globalement comprendre la cause et la nécessité (ils sont bons pour améliorer la santé de l’âme et du corps) et les devoirs ou les décrets (huqqîm), c’est à dire les petites règles périphériques dont on ne saura peut-être jamais la finalité et qui finiraient par rendre fou celui qui cherche à lever le mystère.


«But no cause will ever be found for the fact that one particular sacrifice consists in a lamb and another in a ram and that the number of the victims should be one particular number. Accordingly, in my opinion, all those who occupy themselves with finding causes for something of these particulars are stricken with a prolonged madness in the course of which they do not put an end to an incongruity, but rather increase the number of incongruities. Those who imagine that a cause may be found for suchlike things are as far from truth as those who imagine that the generalities of a commandment are not designed with a view to some read utility.» 

(III-26)


La question du pourquoi des lois traverse toute la philosophie médiévale, y compris chrétienne, mais dans le cadre du jadaïsme l’importance en est décuplée puisque comme l’explique Danny croire n'est pas crucial, il faut surtout agir, toujours manifester son obéissance à la règle. Les phrases d’Hegel à propos du peuple à la nuque raide sont d'ailleurs sans équivoque et édifiantes.

Mais revenons à Abraham : pour Danny c’est bien lorsqu’Abraham lève son couteau sur le mont Morija, prêt à sacrifier son fils, son plus grand bien, que naît le traumatisme qui rendra le peuple juif incapable de se défendre lorsque l’on s’en prendra à lui. De cet acte est née la croyance que la prospérité procède d’une punition divine que l’on accepte de subir, aussi incompréhensible et abominable puisse-t-elle paraître. Après cet épisode le peuple juif ne sera plus bon qu’à être tétanisé par sa terreur et martyrisé. C’est en partie parce qu’ils sont sortis de cette logique que les israéliens ne sont plus juifs aux yeux de Danny – le fait qu’ils ne soient plus une diaspora joue également un rôle déterminant dans cette appréciation. Danny méprise ce peuple fort parce que faible, qui pour triompher en dernière instance doit d'abord se laisser maltraiter. 


"My dream is that we show this film to the Aryan Nation, I want to see what they think. I want to see what they think. Because I felt like if you watched it not just intellectually but even emotionally, you’d end up with this weird feeling, like ‘How can I hate them when they hate themselves so much better or more intensely, more intelligently, and in detail than I do?"  

H. Bean


La relation qu’entretient Danny vis-à-vis de sa culture et de la foi qu’il a reçue en héritage est donc complexe, mais son rapport à lui-même l’est encore davantage. 

Tout au long du film Bean nous donne à voir un homme cherchant à s'annihiler, qui ne voudrait pas seulement être différent de ce qu’il est mais le plus strict opposé de lui-même, son contraire absolu. Et toujours Danny échoue, réduit par les autres et bien malgré lui à ce qu’il hait le plus, c’est-à-dire à sa judéité. Les juifs sont forts avec les mots et l’argent ? Dans les milieux d’extrême droite on lui demande de donner des discours et de récolter des fonds. Toujours se manifestent simultanément sa volonté d’être son contraire et son impossibilité d'y parvenir. Toute la violence dont il fait preuve à l’égard de son peuple est en réalité moins tournée contre une communauté que contre sa propre personne. 

Au cours du film j'ai parfois repensé à Sachs avouant dans le Sabbat avoir eu la tentation de l’ordre comme d’autres ont celle du désordre, avoir cherché par tous les moyens à trouver son équilibre en se convertissant au catholicisme, en allant jusqu’à essayer d’entrer au séminaire, mais avoir toujours été rattrapé par lui-même, par ses pulsions chaotiques, son homosexualité, et en voyant ce film je le comprends : par sa judéité. Car comme l’a dit Henry Bean, The Believer est un film sur le fait de vouloir être une chose et son contraire, sur le fait d’être juif.



 

mercredi 10 juin 2020

Dans le tumulte de la vie, être toujours perdant.

«I had a really bad dream It lasted 20 years, 7 months, and 27 days  
And I know that, I know that I never had no one ever» 
 The Smiths, Never Had No One Ever 



En parcourant les messages postés sur incels.me j’ai fini par comprendre que le tragique de leur situation n’était pas d’être nés laids — tous ne le sont pas, d’ailleurs — ni timides et introvertis ou dans une famille qui ne serait pas riche à millions. Il réside précisément dans le fait que toutes ces caractéristiques ne suffisent pas à rendre raison de leur malheur. Toutes les théories psychologiques ou biologiques pouvant expliquer que les femmes sont, en général, attirées par un certain type d’homme disent vrai, mais ce ne sont que des généralités et quelque chose du réel leur demeure insaisissable. 
Le phénomène de l’attirance n’est pas réglé comme une horloge et il échappe en dernière instance à tout déterminisme, s’il y a des tendances lourdes les exceptions sont nombreuses et il n’existe donc aucune nécessité. L’idée qu’une explication rationnelle ne puisse pas venir à bout de leur solitude me donne le vertige, tant il serait plus simple et moins douloureux sans doute de rejeter la faute sur ce que l’évolution attend de nous.
Je crois que l’on a souvent du mal, surtout en étant une femme, à réaliser ce que n’avoir jamais été envisagé comme partenaire sexuel potentiel représente; d’ailleurs je dois leur donner pleinement raison sur ce point: une femme très laide, stupide et méchante, est susceptible d’être, à un moment donné, désirée et courtisée — quand bien même cela résulterait d’un alignement des étoiles n’ayant lieu qu’une fois toutes les morts de pape, cela reste du domaine du possible — tandis qu’ils semblent pouvoir passer toute une vie dans cette zone grise où personne ne s’intéresse à eux.
Le fait d’être resté aussi longtemps totalement invisible possède déjà, en soi, quelque chose d’effrayant, mais que ce fait demeure en partie un mystère rend la chose plus terrible encore. Je suis sûre que tous ceux qui écrivent sur ce forum connaissent un mec objectivement moins bien qu’eux ayant une vie sentimentale et sexuelle épanouie — il y a de quoi devenir fou.
J’étais finalement la première surprise de voir ce que je considérais à l’origine être une preuve de lucidité de leur part — le fait de prendre conscience de l’hypergamie féminine, du rôle de certains facteurs biologiques dans l’attirance, etc.— petit à petit se transformer en une sorte d’écran venant masquer le réel, offrant sinon une consolation, tout de même un début d'espoir : si leur théorie est absolument vraie il suffirait de faire du sport, d’être moins timide etc. pour que tout change. Si ce n’est pas le cas et si comme je le pense tout est véritablement tragique cela ne ferait au mieux qu’augmenter leur chance, sans jamais leur assurer aucun succès. 


«Aller jusqu'au fond du gouffre de l'absence d'amour. Cultiver la haine de soi. Haine de soi, mépris des autres; haine des autres, mépris de soi. Tout mélanger. Faire la synthèse. Dans le tumulte de la vie, être toujours perdant. L'univers comme une discothèque. Accumuler des frustrations en grand nombre.» 
Michel Houellebecq, Rester Vivant 


J’ai également lu le manifeste laissé par Elliot Rodger et constaté que, dès l’enfance, il s’était trouvé comme en porte à faux avec le monde. Il a toujours été obsédé par le fait d’appartenir aux clans des enfants cools, par l'envie de devenir ce qu’il n’était pas. Au fond à vingt-deux ans il était désespéré d’être vierge, certes, mais d’abord et surtout d’être lui-même. Comme incapable de trouver une minute de répit et toujours tout entier accaparé par l’envie de posséder plus, de valoir plus, aussi. La perception qu’il pouvait se faire de sa valeur oscillant constamment entre une dépréciation maladive et un égo démesuré, il était ballotté entre le fait d’avoir tout échoué et la conviction d’être destiné à accomplir de grandes choses. D’ailleurs, tout au long des cent quarante pages de son manifeste j’ai été saisie par le fait que contrairement à beaucoup de garçons sur le forum Elliot Rodger cherchait finalement assez peu la tendresse amoureuse, ce qu’il voulait avant tout c’est que les autres puissent le voir au bras d’une grande blonde. 
Il était pathologiquement obnubilé par sa valeur sociale et par la plus-value qu’aurait pu lui offrir ses conquêtes sexuelles. Il n’avait sans doute pas tort du reste, sortir avec une jolie fille lui aurait fait gagner la considération de ses pairs, comme le fait d’avoir des signes extérieurs de richesses et une vie sociale épanouie mais que cela ait été son unique but, qu’il n’ait pas réussi un seul instant à envisager que sa vie puisse être agréable sans ces possessions — car c’est comme ça qu’il envisage toute relation, finalement — me déprime au plus haut point. Je sais qu’il était fou, mais c’est pour moi comme si sa maladie était le reflet d’un mal insidieux rongeant l’époque entière, de cette incapacité de plus en plus répandue à accepter que l’on ne puisse pas tout avoir et être heureux quand même.