dimanche 14 novembre 2021

Coeurs Brûlés : maîtrise et servitude


« Josef von Sternberg est le cinéaste des états extrêmes de l’amour. Il a inventé des demi-mondes propres à recueillir comme à examiner le désir à l’état pur, dans toute sa puissance d’affirmation et de fascination, force brute issue de zones obscures qui jette les êtres les uns contre les autres et les enchaîne mutuellement. (...) L’amour prend dans ses films l’allure d’une grande parade de dépossession, où les corps s’aimantent et se bousculent, où l’individu s’oublie pour remonter à la source inconsciente de cette intarissable soif qui mobilise et électrise l’animal en lui. » Josef von Sternberg, les jungles hallucinées, Mathieu Macheret.

S’il y a bien une chose que je pardonne difficilement à la vision féministe et à son hégémonie culturelle c’est d’avoir instauré une conception monolithique du pouvoir. Est forte une femme qui s’impose contre un système patriarcal, ou qui lutte à armes égales, alors que les représentations de femmes fatales sont souvent bien plus profondes et nuancées. Dans Cœurs Brûlés Marlène Dietrich incarne Amy Jolly, une chanteuse de cabaret qui adopte dans ses numéros des comportements très ambivalents, tantôt masculins, cavaliers même, tantôt d’Ève malicieuse venant séduire et vendre (littéralement) des pommes aux clients du bar dans lequel elle travaille, situé à Mogador, au maroc, où elle vient tout juste d’arriver et où est stationné Tom Brown (Gary Cooper), un légionnaire séducteur, sorti avec toutes les chanteuses qui y ont précédé Amy et qui s’en vente sans vergogne. Le jeu de séduction qui se noue immédiatement entre eux révèle que la puissance et la force ne sont pas toujours là où on les attend, que c’est par la séduction que Dietrich prend le dessus et non par la révolte et l’affrontement, que le désir qu’elle suscite ne la transforme pas en victime mais en femme libre et souveraine. 

Mais si le personnage d’Amy est si magnétique c’est aussi parce qu'il n’est jamais réduit à la beauté plastique de Marlene Dietrich. Sternberg nous suggère toujours habilement sa part d’ombre, sa nostalgie d’un passé plus faste, sa lassitude de l’amour et des hommes mêmes. Elle n’est pas une femme fatale en vertu de sa beauté mais grâce à ce combo : audace, profondeur et beauté. Et c’est par là qu’on s’éloigne d’une lecture moderne trop idéologique du monde pour retrouver toutes les nuances de la réalité : Amy n’est pas une brebis égarée dans un monde d’hommes méchants ou une tentatrice papillonnant sans scrupule, elle est, à l’instar d’autres personnages masculins du film, plurielle.

Il y a d’ailleurs une scène magnifique où, alors que Cooper demande à Amy pourquoi elle est ici, cette dernière se place avec beaucoup d'élégance à égalité avec lui en lui répondant qu’on ne demande jamais aux légionnaires pourquoi ils sont entrés à la légion, or il existe une légion étrangère des femmes, qui n’a pas d’uniforme, de drapeau, de médailles, dont les blessures ne laissent aucune cicatrices visibles mais qui n’en sont pas moins réelles. Cette légion des électrons libres me semble avoir été éclipsée par la défense unilatérale d’une cause (féministe) et une vision étroite et sans reliefs de la « condition » féminine. Comme si on en avait gommé toutes les aspérités et les ambivalences, comme si tout se réduisait à une lutte entre proie et prédateur, dominant et dominé, vainqueur et vaincu alors que les sentiments et plus généralement la conduite de la vie nous prouvent que ce n’est pas le cas. 



Sternberg filme certes une lutte entre hommes et femmes, entre des volontés qui cherchent à s'imposer, mais il ne donne jamais l'une ou l'autre des parties comme forte ou faible d'emblée en vertu de son sexe, ni même de son statut social. Et pour cause, avec cette histoire il nous plonge dans le registre du 
désir fou et nous projette donc dans une parenthèse hors du commun, qui échappe à toutes les règles du calcul rationnel. La passion amoureuse qui touche les personnages de Coeurs Brûlés chamboule tout, transforme au plus profond celui qui l’éprouve, redresse le tordu, rend monogame le coureur de jupons, redonne de la candeur aux blasés. Dans ce monde parallèle et anarchique on peut jouer contre soi-même, accepter l'inacceptable mais trouver, envers et contre tout bon sens, ces sacrifices plus légers que de renoncer purement et simplement à la femme ou l’homme que l’on veut. 

Les pages consacrées à Coeurs Brûlés dans le (très beau) livre de Macheret sur Sternberg mettent bien l’accent sur ce point : on a beau essayé de domestiquer l’amour par toutes sortes d’artifices sociaux, établir des règles, des contrats, tacites ou écrits, in fine, c’est le corps qui parle et qui décide. True love is not civilized.  



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